Chapitre XXXIII

Un tumulte de voix l’entourait. Mikhail aurait voulu leur dire de se taire, mais il avait terriblement mal à la gorge, et sa langue lui semblait trop grosse pour sa bouche. Il ne parvint à émettre qu’un faible gémissement.

Marguerida était penchée sur lui, les yeux dilatés. Puis elle passa la main sur son corps, balayant l’angoisse et la crispation de tous ses muscles. Il sentit sur ses épaules des mains fermes qui le soutenaient sans douceur. Il regarda et vit Davil derrière lui.

— Ça a marché ? croassa-t-il.

— Oui, mais ne me demande pas comment. C’est la chose la plus remarquable…

— Il faut sortir d’ici immédiatement, annonça un autre. La salle de stase a explosé : elle va s’effondrer d’un instant à l’autre, entraînant le toit avec elle. Et les Gardes seront là en un éclair, avec la mégère de Dom Padriac.

Tandis que Davil et Jonathan aidaient Mikhail à se remettre debout, il entendit Marguerida demander :

— Qui ?

— Leonora, la leronis du seigneur.

— Bon sang, je l’avais oubliée. Il nous faut une diversion.

— Il y a quelque chose que je peux faire, dit sombrement Betha, étrécissant les yeux. Bien que je le fasse à contrecœur et que j’aie juré de m’en abstenir.

Elle avait l’air troublé, hésitant, mais résolu en même temps.

Tout se passait trop vite, et Mikhail savait que son rôle était terminé pour le moment. Mais il voulait continuer à participer, d’une façon ou d’une autre. Quel imbécile – il tenait à peine debout ! Il regarda Betha baisser les yeux sur sa matrice et se concentrer. Elle frissonna des pieds à la tête, puis il y eut un bruit de tonnerre à l’intérieur du donjon, un roulement terrible qui ébranla les murs autour d’eux.

Qu’est-ce que… ?

Betha a le don d’allumer les incendies à distance, Angelo, mais je crains qu’elle ne se soit surpassée.

Davil soutenait Mikhail qui déglutit avec effort, et que le simple effort de se tenir debout faisait grimacer. C’était un laran très rare, et redoutable, car il consumait souvent ses possesseurs. En fait, il n’avait jamais rencontré personne qui le possédait, et il regarda Betha avec gêne.

Tous se dirigèrent vers l’escalier. Marguerida glissa son épaule sous le bras de Mikhail, et Davil le lâcha, tandis que les explosions continuaient. Mikhail commença à descendre, il avait un bras autour de la taille de sa femme et, de l’autre, il se soutenait au mur. Malgré les efforts de Marguerida, il était encore désorienté et craignait que tous soient brûlés vifs.

Au pied de l’escalier, ils entendaient des cris et les crépitements de l’incendie. Ce tumulte semblait venir du côté opposé à l’entrée, alors ils tournèrent dans le couloir. Il y eut une nouvelle explosion, qui ébranla les pierres autour d’eux. Puis un craquement retentit, et le plafond se mit à trembler au-dessus de leurs têtes. Mikhail fut soutenu de l’autre côté par Davil, ils se mirent à courir dans le couloir, passant devant leurs chambres, sous une grêle de gravats, tandis que le plafond s’écroulait derrière eux. Au bout du couloir, la porte était fermée et, Mikhail le savait, barrée de l’autre côté. Marius tourna la poignée, le visage crispé de frustration. Ils se pressaient tous les uns contre les autres, dans l’espoir d’éviter les débris. Il y eut des cris et des hurlements. Une poutre s’écrasa, frappant l’un d’eux à l’épaule.

Maintenant, Marius était livide et paniqué, et Mikhail le vit griffer le bois de la porte de ses ongles. C’était futile. La porte était solide, construite pour empêcher d’entrer et de sortir. Marguerida était blottie contre lui, réfléchissant à toute vitesse. Elle étrécit les yeux, très concentrée, et il sentit la barre qui se rétractait.

La porte s’ouvrit et un serviteur silencieux se dressa devant eux.

Il ne tenta pas de les arrêter, mais resta immobile, l’air hébété. Il regarda Marguerida. Elle devait avoir utilisé le Don des Alton pour le contraindre à ouvrir la porte. Puis une autre explosion retentit, et il n’eut plus le temps de réfléchir. Ils enfilèrent en courant un nouveau couloir, et l’homme qui leur avait ouvert les suivit.

L’immense cuisine était presque déserte. Un serviteur assis près de la cheminée se leva et les regarda, l’air perplexe. Toute la forteresse tremblait autour d’eux. De la main, l’un des leroni lui fit signe d’avancer.

Ils se dirigèrent tous vers la porte de la cuisine. D’après ses explorations, Mikhail savait qu’elle ouvrait sur une petite cour derrière les écuries. Ils sortirent, dans un monde d’éclairs orange et de fumée noire. L’air était plein d’étincelles, et il entendit des voix d’hommes crier, demander de l’eau. La fumée l’étouffait, et les chevaux hennissaient frénétiquement. Et il perçut une autre odeur, âcre et qu’il connaissait bien. Des explosifs ! La terrible déflagration de tout à l’heure, ce devait être l’arsenal qui explosait.

Ils se ruèrent dans l’écurie, ouvrant les stalles en avançant. Les chevaux étaient paniqués, mais la présence des humains parut les calmer un peu, et seuls quelques-uns se cabrèrent dangereusement. C’était une expérience terrifiante, mais l’adrénaline le fortifiait, et quand il trouva son grand bai, il le saisit par la bride et le traîna après lui.

Il chercha Marguerida des yeux, vit qu’elle était sur ses talons, pâle et les traits tirés. D’un mouvement vif, il sauta en selle, puis il se pencha et lui tendit la main pour l’aider à monter en croupe. Alors, il se coucha sur l’encolure du cheval, qui fila vers l’autre bout de l’écurie.

Débouchant dans la cour de leur arrivée, ils furent entourés par des animaux terrifiés, des Gardes diversement dévêtus, et quelques-uns des leroni. Certains, ayant imité Mikhail, étaient à cheval, et il vit Marius et Betha avancer derrière lui. Mais la situation était trop chaotique pour les compter, et il talonna son cheval vers deux Gardes hébétés, qui s’écartèrent d’un saut à la dernière seconde. Près de lui, un cheval se cabra et frappa un homme de ses sabots, hennissant de panique. Mikhail écarta son hongre et risqua un coup d’œil par-dessus son épaule. Marguerida le tenait fermement par la taille, les flammes se reflétant dans ses yeux dilatés. Ce qui subsistait de l’étage supérieur de la Tour sauta à cet instant, libérant l’énergie qui restait dans les écrans de matrices en une explosion qui fit trembler la terre et faillit les désarçonner.

Le choc aspira l’air de leurs poumons, puis frappa la seconde tour. Les pierres tombèrent dans un bruit de tonnerre, et le sol trembla sous leur monture. Mikhail n’avait qu’une pensée, s’échapper pendant qu’ils le pouvaient encore. Il se dirigea vers la muraille ceinturant la forteresse, conscient de la présence des leroni autour de lui, mais si concentré sur la direction de son cheval qu’il ne put discerner s’ils étaient tous sauvés.

Plusieurs silhouettes coururent vers lui, et des épées brillèrent aux lueurs orange de l’incendie. Parmi elles, Dom Padriac, le visage convulsé de rage. Il courut droit sur le cheval de Mikhail, avec l’intention manifeste d’écorcher l’animal, et Mikhail parvint à peine à l’écarter à temps.

Dom Padriac pivota avec grâce, et Mikhail tira sur ses rênes, pour se mettre hors de portée du moulinet. Le bout de l’épée frôla ses pantoufles, et il regretta d’être sans arme. Avec deux cavaliers, le hongre ne pouvait pas avancer vite, et son adversaire avait un léger avantage.

Sur ces entrefaites, Davil apparut, sortant de nulle part, et chargea son assaillant. Il leva quelque chose dans sa main, et l’abattit de toutes ses forces sur le crâne de Dom Padriac. Mikhail vit alors que c’était un rouleau à pâtisserie venant de la cuisine. Quelle défaite ignominieuse, pensa-t-il avec jubilation.

Dom Padriac chancela, ses genoux fléchirent, puis il secoua la tête, resserra sa prise sur son épée, et il repartit à l’attaque en criant quelque chose, mais ses paroles se perdirent dans le ronflement du feu et les cris des animaux.

Mikhail sentit un mouvement d’air près de sa tête, et quelque chose de sombre vola au visage de Dom Padriac. Il vit le cormoran enfoncer ses ergots dans le visage hautain, puis lui crever un œil de son bec acéré. Les paroles de Dom Padriac se transformèrent en cris inarticulés et, saisissant l’oiseau de sa main libre, il abattit son épée à la naissance des ailes. Dans le jour déclinant, Mikhail vit une traînée de sang se répandre sur les plumes noires.

L’oiseau se débattait, agitant ses ailes. Mikhail entendit un croassement rauque, vit les serres s’enfoncer dans la gorge de Dom Padriac, perçant les chairs. Le sang jaillit, inondant l’oiseau mourant. Dom Padriac resta encore debout un instant. Puis sa main se referma sur le cormoran, il l’arracha à sa gorge et le jeta sur les pavés luisants de son sang. Il fixa Mikhail et Marguerida du seul œil qui lui restait, puis il émit un gargouillement et tomba tête la première près de l’oiseau mort.

Le cœur de Mikhail se serra à la perte de son ami avien. Puis il se força à ramener son attention sur les hommes qui l’entouraient, sur les leroni qui se regroupaient autour de lui comme une Garde d’honneur. De nouveau, il tourna son hongre vers la porte, et vit les Gardes hésiter à la vue de leur seigneur mort.

Puis il y eut un autre grondement de maçonnerie qui s’effondre, et l’incendie sembla s’étendre et consumer les étages restants. Un homme, plus clairvoyant que les autres, cria à ses camarades :

— Fuyons cet endroit maudit. Ouvrez les portes !

— Mais, Raol… protesta un autre.

— Le seigneur est mort – on n’a plus rien à faire ici. Tu as envie de mourir, Frederik ?

Plusieurs n’attendirent pas la réponse et, courant à l’immense porte, se mirent à tirer l’énorme barre qui la barricadait. Puis ils ouvrirent les battants avec des cordes, et s’enfuirent sans regarder en arrière. Mikhail aspira une grande goulée d’air enfumé, et talonna son cheval, toussant un peu en franchissant l’arche d’entrée avant de sortir dans le noir.

Le ciel était couvert et il faisait frais, mais Mikhail décida qu’il n’avait jamais connu de nuit plus belle. Uniquement vêtu d’une robe d’intérieur, sans cape, il sentait l’agréable chaleur du corps de Marguerida pressé contre le sien. Entouré des autres, il fit avancer sa monture, respirant l’air lourd de la forêt. Tous se taisaient, tandis que les explosions continuaient.

Ils chevauchèrent quelques minutes, sans savoir où ils allaient. Mikhail était maintenant très fatigué, et triste. Le cormoran était mort. Il l’avait sauvé pour la dernière fois. La jubilation fit place à la dépression. Puis il sentit Marguerida resserrer les bras autour de sa taille.

Mik, quelqu’un nous suit.

Ami ou ennemi ?

Je crois que c’est cette petite femme Leonora ? – et elle est furieuse. Et pas très loin derrière nous.

Davil prit alors la parole.

— Nous sommes poursuivis. On dirait que Leonora est parvenue à sauver ses maudits cavaliers. Ils la suivraient jusqu’en enfer. Elle a toujours été une dure à cuire, dit-il, admiratif malgré lui.

— Qui est-elle ?

— La mère du Seigneur, Domna Leonora. Elle était trop vieille pour devenir Gardienne quand le Seigneur de Hali a créé sa Tour, trop vieille et déjà mère. Mais néanmoins ambitieuse, disait-on.

— Nous ne sommes pas de taille à affronter des hommes armés, dit Marius, avec une nuance de peur, comme s’il dominait sa terreur par un pur acte de volonté.

— Non, acquiesça Mikhail. Mais elle doit être folle si elle croit pouvoir…

— Folle et rusée, Dom Angelo. Mon père disait toujours qu’il aurait mieux valu qu’elle soit un homme qu’une femme, et il était bien placé pour le savoir, étant son frère cadet, dit Davil en haussant les épaules. C’était une fille impétueuse, devenue une femme étrange. Parce que mon grand-père l’avait mariée à Dom Rakhal El Haliene qui était méchant, et qui a transmis sa méchanceté à son fils.

Que faire ? Mikhail sentait l’épuisement des dernières heures le pénétrer. Il était trop las et trop triste pour cette dernière épreuve. Il chercha un peu d’énergie au tréfonds de son être, mais ne trouva que le vide. Il avait besoin de repos, et d’un endroit pour se cacher avec Marguerida.

Vu au Lac, mon fils.

Au Lac ?

Hali vous cachera.

L’ordre résonna dans son esprit, ferme et réconfortant. Il ne voyait pas comment le Lac de Hali pourrait le cacher, mais il ne discuta pas ce qu’avait dit la voix. Au contraire, il se sentit soulagé de ne pas avoir à prendre de décision immédiatement.

Mikhail s’éclaircit la gorge.

— Je crois qu’il vaut mieux nous disperser. Ils auront plus de mal à nous rattraper s’ils doivent se séparer.

Davil regarda Mikhail.

— Pour nous, c’est très bien. Mais c’est toi qu’elle cherche, Angelo.

— Alors, il n’y a qu’à espérer qu’elle ne nous rattrapera pas. Sinon, elle le regrettera.

— Je n’en doute pas.

Davil hésita.

— Très bien. Nous allons nous disperser. J’emmènerai un groupe vers le nord, et Marius emmènera les autres vers le sud. À quel groupe te joindras-tu ?

— À aucun. C’est ici que nos chemins se séparent. J’ai été honoré de vous connaître, mais je dois suivre ma voie, dit-il avec plus d’assurance qu’il n’en ressentait.

Davil eut l’air attristé, et plusieurs autres leroni également. Mais il hocha la tête, acceptant la décision.

— Bon voyage, Angelo, ou qui que tu sois ! Tu portes bien ton nom !

Puis il lui adressa un grand sourire, ses dents blanches luisant dans le noir, et commença à répartir les leroni en deux groupes.

Mikhail talonna son cheval. Il avait des repères maintenant, et il voyait les premières lueurs de l’aube se lever sur l’horizon, colorant les nuages d’un rose délicat. Une petite pluie se mit à tomber, et le vent se leva.

Mikhail sentait la tête de Marguerida appuyée contre son dos, et ses doigts enlacés autour de sa taille. La force guérisseuse de la matrice fantôme le pénétrait, reposante et revigorante. Le cheval avançait à bonne allure, considérant qu’il portait deux cavaliers, et il savait qu’il ne pouvait pas forcer l’animal à aller plus vite. Il aspirait l’air pur, prêtant l’oreille à des bruits de sabots derrière lui.

Le soleil sanglant s’élevait au-dessus de l’horizon lointain quand il les entendit, mais il voyait devant lui les rives du Lac de Hali, enveloppées de brume rose qui flottait à sa rencontre. Ce n’était plus loin, mais il poussa son cheval, qui partit, laborieusement, au petit galop. Les bruits de sabots se rapprochaient rapidement.

— Les voilà ! Arrêtez-les ! glapit une femme d’une voix stridente.

Le hongre trébucha, et s’abattit. Mikhail, roulant sur lui-même, se dégagea, Margaret toujours accrochée à lui, puis se releva péniblement, et vit alors le premier cavalier galoper vers lui. C’était un des automates identiques qui les avaient capturés, muet et totalement inexpressif.

Mikhail remit Marguerida debout, et ils restèrent un instant blottis l’un contre l’autre. Puis elle s’écarta, déglutit, et émit un son étrange à glacer le sang. Le cheval, arrêté net dans son élan, se cabra, désarçonna son cavalier, et fonça vers les arbres poussant au bord du Lac.

Deux autres cavaliers apparurent, puis ils virent Leonora, montant cette fois à califourchon, cramponnée au pommeau de sa selle, l’air à la fois effrayé et résolu. Son visage lunaire barbouillé de suie et les cheveux en désordre, ses yeux dilatés et sa bouche béante en faisaient l’incarnation de la fureur.

Marguerida répéta son cri étrange et les chevaux renâclèrent. Un cavalier s’envola par-dessus l’encolure de sa monture, l’autre fut brutalement plaqué contre le troussequin de sa selle. Celui de Domna Leonora hennit et tourna la tête, comme s’il souffrait.

Elle sauta à terre où elle atterrit avec un bruit mat, et s’élança vers eux, tendant les bras devant elle. Même à cette distance, Mikhail perçut la force de sa personnalité. Quelque chose tenta de s’emparer de son esprit, mais c’était comme le bourdonnement d’un moustique.

Marguerida se raidit près de lui, et il sentit qu’elles se livraient un combat de volontés silencieux. Quelques instants plus tard, il réalisa qu’il voyait s’affronter deux femmes douées du Don des rapports forcés des Alton.

Domna Leonora s’immobilisa, l’air stupéfait. Elle émit un petit halètement contrarié, redressa ses épaules avachies, et ferma les yeux. Au même moment, il vit un sourire se répandre lentement sur le visage de Marguerida, et il eut la curieuse impression qu’elle s’amusait. Ses yeux d’or étincelaient dans la lumière du matin.

Domna Leonora s’affaissa et tomba sur le derrière dans une flaque. Puis ses yeux se rouvrirent brusquement, et l’un des cavaliers poussa son cheval de l’avant, le visage si vide que Mikhail ne put deviner ses intentions.

— Viens, courons !

La voix de Marguerida le tira brusquement de sa contemplation, et il sentit qu’elle lui prenait la main. Il se retourna, fléchissant ses genoux fatigués, et se mit à courir. Elle courait à son côté, haletante mais sans perdre de terrain. Derrière lui, il entendait Leonora hurler de fureur.

La brume du Lac s’enroula autour d’eux, douces vrilles tendres et humides les caressant comme des doigts tandis qu’ils franchissaient quelque invisible frontière. Le Lac de Hali les étreignit, les attira dans ses profondeurs, dans le silence et dans le calme, et dans un vide total.

 

Il flottait, flottait. Il venait de très loin, de si loin qu’il ne se rappelait pas d’où il était parti. Ici rien n’existait. Pas même lui – sans nom et sans origine.

Ne subsistait qu’une nostalgie indicible qui l’étreignait, et une poussière de quelque chose qui commençait à frémir dans le néant. Qu’était-ce ? Il aspirait à la lumière ou aux ténèbres – n’importe quoi plutôt que ce néant. La poussière se dilata, sans diviser ce vide sans limites.

Une chaleur le traversa. S’il pouvait seulement la retenir, la nommer… Colère ? Ici, cela n’avait pas de sens. Le mot appartenait à un autre monde. Mikhail appartenait à un autre monde. Mais lequel ? La chaleur passa, et il continua à flotter dans le néant, attendant d’être libéré, intérieurement vide. Autour de lui, le silence, un si grand silence…

Était-ce un son ? Il prêta l’oreille, mais rien. Un tremblotement fit frémir son vide intérieur, une présence le pénétra, le transperçant de part en part.

Le vide relâcha son emprise, et la fureur déferla sur lui. Une voix parlait en un grondement sourd. Il écouta sans entendre, sentant les mots dénués de sens le submerger, l’étouffer.

Il n’y a rien ici, pas même… qui suis-je ? Seul. Pas d’espace ni de temps, personne d’autre… seul. Mais il devrait y avoir quelqu’un ou quelque chose, si seulement… rappelle-toi. L’espace, le temps et le souvenir. Aucun sens.

Changement, quelque chose change. Le mouvement change, non, ce n’est pas ça. Quoi ? Ah oui. Sensation de quelque chose. Un mot disparaît, tout disparaît. Il faut attraper… Attraper ? Agripper ? Saisir ? Empoigner ? Qu’est-ce que c’est ? Qui suis-je ?

C’est mieux. Demeure fiévreux ! Brûle ! Crépite ! Surgis vers… où ? Non, nulle part où aller. Ici seulement, ici absurde. Dériver au-delà du sens. JE VEUX…

Tournoiement dans le vide, sans direction, sans repères, perdu, sans espoir, PEUR !

Peur paralysante ! Tenir bon ! De la peur naît la lumière ! S’éclipser ! Si dur ! Le temps manque ! Qu’est-ce que le temps ? Où est le temps ? Faux ? Vrai ?

Où suis-je ? Où est… l’Autre ? L’Autre ? Qu’est-ce que c’est ? Un morceau manque… manque à quoi ? À moi ? le Moi est l’Autre ? Rien, que des étincelles, des poussières de rien.

RENDS-LE-MOI ! Rends-moi mon être ! Seul, seul, seul. Plus de chaleur, plus de froid. Plus d’étincelles. Appeler les étincelles. Silence.

Qu’est-ce que c’est ? Le silence frémit. Où ? Bruit terrible – trouve le bruit terrible ! Cherche ! Saisis !

Mikhail se sentit tiré en l’air, moite et transi, trouva une main dans la sienne, qui la serrait à lui enfoncer quelque chose dans la chair. C’était douloureux. Quelque chose pressait sa main, et quelque chose d’autre le tirait par le collet ! Quelqu’un tentait de le tuer !

Il ravala son air et remua faiblement. Puis il sentit qu’il se dégageait, et il avait une pierre dans la main. Il referma les doigts dessus et voulut la lancer, mais son bras n’avait plus de force. Il s’efforça de se libérer, mais il était trop faible.

— Bon sang, Mik !

Quelque chose lui agrippa les épaules et le secoua brutalement. Ses dents claquèrent.

— Aïe ! Arrête !

Il entrouvrit les paupières. D’abord, „ce ne fut qu’une tache floue. Puis il vit Marguerida, et il retrouva la mémoire d’un seul coup, en un flot déferlant de souvenirs et d’émotions qui le fit vomir. L’haleine de Marguerida était tiède sur sa joue, sa main lui picotait l’épaule.

— Vite !

Elle le mit debout, sur des jambes faibles comme des fétus de paille.

— Vite ?

— Tu as laissé ta cervelle au fond de ce maudit Lac ?

Elle était furieuse, et il ne comprenait pas pourquoi. Il y avait trop de choses dans sa tête, toutes emmêlées.

— Qu’est-il arrivé ?

— Au diable si je le sais, et on n’a pas le temps d’en discuter maintenant. Ressaisis-toi ! Je ne peux pas te porter, et il faut nous dépêcher !

— Pourquoi ?

Elle avait sans doute raison, mais il était encore hébété.

Puis il entendit des voix, des hommes qui parlaient, et des hennissements assourdis. Il ne les voyait pas, mais ils étaient proches. Trop proches. Ne leur avaient-ils pas échappé ?

Alors, la peur le reprit, si forte qu’elle faillit le faire tomber à genoux. Mikhail frissonna, trembla, eut envie de pleurer. Elle allait l’attraper ! Non ! Une force reflua dans ses membres, mélange de peur et de volonté. Ses pieds se mirent à marcher, les jambes suivant et, soudain, il traversait une pelouse rose, courant vers un édifice qui luisait en haut d’une colline.

Il s’entendit haleter, et sentit Marguerida près de lui. Mikhail savait qu’il courait, mais il eut la nette impression que quelque chose le soutenait. C’était fort, cette présence en lui, et il avançait vite.

— Les voilà ! Attrapez-les !

C’était une voix de femme, tranchante et autoritaire, dont le son faillit le faire trébucher. Il entendit Marguerida ravaler son air puis crier.

Des roulements de sabots approchèrent au galop, faisant trembler la terre sous ses pieds, et il puisa à la source invisible de sa force. Il semblait qu’elle le poussait, lui serrait le cœur, le traînait de l’avant, surmontant la terreur qui le faisait hésiter.

Ils atteignirent l’édifice blanc, précédant les cavaliers d’à peine quelques longueurs. Mikhail jeta un coup d’œil derrière lui, vit les hommes, et celle qui les accompagnait, petite femme d’âge mûr au visage figé. Leurs regards se rencontrèrent un instant, mais ce fut assez pour arrêter son cœur le temps d’un battement. Ashara Alton, la créature à peine aperçue dans le surmonde, en chair et en os. Sa gorge se dessécha.

Mikhail serra plus fort la main de Marguerida et la poussa devant lui. L’édifice paraissait solide, mais il ne voyait pas d’entrée. Pourtant, il sentit quelque chose l’attirer vers la droite. Il poussa vivement Marguerida, puis se plaça derrière elle pour la protéger de son corps.

Ils couraient, longeant les murs ronds, les chevaux presque sur eux. Son cœur battait à grands coups, et il était couvert de sueurs froides. Il sentait l’odeur de leurs poursuivants. Ils allaient échouer !

À cet instant, quelque chose bouillonna en lui, un sentiment d’outrage et de fureur. Mikhail se retourna et vit un cavalier qui était presque sur lui. Et il y en avait d’autres juste derrière. Il rugit de rage, leva la main sans réfléchir et, dans ce geste, libéra toute sa colère contenue. La fureur semblait sortir de son cœur et couler dans sa main.

Un voile de lumière s’éleva devant les cavaliers, et les animaux se cabrèrent et s’y heurtèrent. Il entendit des hennissements de douleur, et vit les hommes tomber de leurs montures. Un éclair fulgura, et il y eut une odeur d’herbe roussie.

Seuls deux cavaliers demeuraient, un homme et la femme. L’homme vit la scène, et s’enfuit au galop. Mais la femme resta, foudroyant de frustration le voile qui chatoyait dans le noir.

— Je ne vous laisserai pas me détruire ! hurla-t-elle en brandissant le poing.

Mikhail se retourna et trouva Marguerida en train de fixer la femme, paralysée de terreur, le visage livide, les yeux vitreux. Mikhail la tira par le bras, et comme elle ne bougeait pas, il la jeta sur son épaule. Elle se laissa faire sans résister, le corps flasque.

Il sentait le voile du rhu fead à quelques pas devant lui. Et au-dessus de lui, il sentit les quatre lunes effectuant leur conjonction. Comment ? Ils n’étaient pas là depuis assez longtemps… combien de temps étaient-ils restés immergés dans les étranges eaux du Lac de Hali ? Pas maintenant, se tança-t-il. Pour légère qu’elle fût, Marguerida constituait quand même un fardeau, et il força ses pieds à avancer, presque trébuchant. Derrière lui, il entendit hurler Ashara, mais il se concentra sur le portail qui leur promettait la sécurité.

Le voile chatoya, et Mikhail plongea à travers.

La matrice fantôme
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